Deux siècles et quelques années après la Révolution, les femmes ne sont toujours pas libres. Alors, à l’heure de #metoo, l’ouvrage Ne nous libérez pas, on s’en charge. Une histoire des féminisme de 1789 à nos jours, rédigé par trois historiennes, tombe à point nommé. En apportant un éclairage nouveau sur l’histoire des mouvements féministes, il questionne la place des femmes dans la société actuelle.
Florence Rochefort, historienne et chargée de recherche au CNRS, autrice de plusieurs livres sur le féminisme dont le dernier a été écrit en collaboration avec Bibia Pavard et Michelle Zancarini-Fournel.
Pourquoi avoir choisi ce titre et à quoi fait-il référence ?
C’est un slogan qui nous a semblé intéressant parce qu’il traverse les époques. Il fait référence aux discours émancipateurs qui sont apparus à l’intérieur même de mouvements sociaux ou politiques contestataires, mais qui ont instrumentalisé la parole des femmes, comme les saint-simoniens des années 1830, ou qui, au sein des féminismes, n’ont pas laissé vraiment de place à l’expression de revendications plus singulières. Il y a en effet certaines minorités, comme les afro-féministes, les lesbiennes ou différents groupes subissant des discriminations spécifiques, qui ne veulent pas que leurs revendications particulières soient noyées dans celles de la masse des femmes. Quant à l’usage du pluriel dans le sous-titre, il souligne d’une part la durée, et d’autre part la pluralité des courants de pensées et des revendications.
Qu’avez-vous voulu démontrer à travers cette histoire des féminismes ? Établissez-vous des liens entre le passé et l’actualité ?
Il était très important de montrer l’historicité de ces mouvements, de dégager leurs caractéristiques, de décrire une histoire plurielle, complexe, et des formes de mobilisations très diverses. Nous avons également voulu souligner l’importance du contexte à chaque fois. La prise de conscience des féministes commence avant même que le mot apparaisse, en 1871. En 1789, date à laquelle nous avons choisi de commencer ce récit, les revendications de droits des femmes s’inscrivent dans la philosophie des Lumières et des droits de l’homme. L’idée d’égalité, de liberté, d’accès au bonheur et d’épanouissement de l’individu est étendue aux femmes par les féministes. Même s’il y a quelques points communs avec ce que nous connaissons aujourd’hui (l’idée de droit ou d’égalité, par exemple), les significations de ces notions sont différentes, tout comme les obstacles, parce que ce sont d’autres modèles économiques, un autre cadre juridique. Les préjugés aussi évoluent. D’une société fondée sur l’idée d’inégalité des sexes, d’infériorité des femmes, on passe, au XXe siècle, à une société qui s’affiche égalitaire et défend le principe d’égalité des sexes – bien qu’elle continue de générer des discriminations. Le discours sur l’infériorité absolue des femmes n’existe plus, mais certains disent encore qu’elles sont radicalement différentes, qu’elles ont des qualités spécifiques à développer, ce qui les enferme de nouveau et les prive de leur liberté de choix. Si le droit dit que nous sommes tous égaux et que, dans les faits, nous ne le sommes pas, c’est que nous subissons une discrimination, comme d’autres groupes sociaux.
Pouvez-vous expliquer ce qu’est le concept d’intersectionnalité et de quelle façon il est utilisé dans le livre ?
L’intersectionnalité est un concept intellectuel qui permet de souligner l’enchevêtrement de différents types de dominations, qui varient selon les époques : dominations de classe, de « race » ou de racialisation, de genre, voire de religion. Nous avons relaté l’histoire des féminismes en portant un regard attentif aux autres combats pour l’égalité et la liberté. Cela nous a permis de mettre en valeur, par exemple, le lien entre antiesclavagisme et féminisme dès le XVIIIe siècle [aboli en 1794, l’esclavage a été rétabli par Napoléon Bonaparte en 1802, NDLR]. La métaphore de l’esclavage est omniprésente dans la matrice du discours féministe pendant tout le XIXe siècle. L’analyse de l’intersectionnalité consiste donc à observer comment s’articulent différentes prises de conscience d’une domination de genre avec d’autres types de dominations.
Malgré les divergences internes, notez-vous des points communs à tous ces discours d’émancipation ?
Il n’y a jamais eu d’unité, mais des convergences et des alliances. Dès la Révolution, il y a des bourgeoises lettrées, comme Olympe de Gouges, qui rédigent des textes de manière isolée, et des mouvements populaires de femmes qui défendent des causes plus prosaïques, comme le prix du pain ou le droit de porter des armes. Le féminisme reste aujourd’hui encore un courant minoritaire, car beaucoup de femmes ne sont pas féministes. Il faut souligner aussi que c’est un courant qui a été soutenu par des hommes, comme Condorcet en France. Ces derniers étaient une minorité dans la minorité. Il y avait une très grande misogynie dans la société française, et un registre antiféministe qui puise dans les clichés, les caricatures. Le masculinisme, cette forme d’exaltation de la supériorité des hommes, prédominant autrefois dans la culture, perdure aujourd’hui. Nous le constatons, notamment, avec les affaires de cyberharcèlement. C’est la raison pour laquelle il faut rester vigilant et continuer à observer comment s’exercent les discriminations. La société multiculturelle dans laquelle nous vivons pose des questions sur les différences. Plutôt que de rester dans le déni, certains courants s’interrogent sur la meilleure façon d’accompagner socialement les populations primo-arrivantes.
Votre récit analyse le phénomène #metoo, que l’on qualifie souvent de « quatrième vague ». Ce terme est-il approprié ?
Nous sommes face à un renouveau de la mobilisation féministe, que l’on peut éventuellement appeler nouvelle vague. L’image d’un magma en fusion, avec des éruptions, serait davantage appropriée. Nous ne savons pas quand cela va s’éteindre, alors qu’avec la vague vient le reflux. En revanche, il n’y a pas lieu de la numéroter, ce qui nie la dimension de longue durée que nous avons choisie. Il est encore trop tôt pour le dire, mais les instants que nous vivons pourraient être des moments de rupture. On remarque en effet un grand changement générationnel, dont on peut espérer que quelque chose se transmettra. L’aspect mondial et le fait que l’on ait des #metoo simultanément dans plusieurs endroits du globe prouvent la force de cette prise de parole des femmes et le besoin qu’elles ont de se retrouver entre elles pour exprimer la façon dont elles sont victimes, le besoin également de se déculpabiliser de dire ce qu’elles subissent, parce que tout est fait pour leur en faire porter la responsabilité. Si ce livre s’achève sur une note d’optimisme, il ne faut pas pour autant occulter certains signaux inquiétants. Le mouvement #metoo est puissant, mais cela n’a pas empêché l’arrivée au pouvoir de dirigeants très conservateurs dans certains pays. Ces jeunes femmes conscientes ont donc encore devant elles un travail colossal. La libération de la parole des actrices dans l’affaire Weinstein a, certes, provoqué un électrochoc, mais les seuls témoignages ne suffisent pas. Il faut transformer l’essai en une mobilisation collective. C’est ce que démontrent les grandes manifestations contre la violence au Chili ou en Argentine, qui ont permis le vote de la récente loi sur l’avortement. Mais il y a aussi des reculs : un grand pas en arrière en Hongrie ou en Pologne, où les femmes se retrouvent avec la pire loi sur l’avortement d’Europe. Et en France, les féminicides sont toujours aussi nombreux. Les acquis sont fragiles et sans cesse menacés. Des ponts ont été jetés entre les luttes contre les inégalités sociales, l’écologie, l’antiracisme et le féminisme. Ces nouveaux rapports de forces politiques permettront peut-être de faire bouger les lignes.
Propos recueillis par Isabelle Coston / © C i E M
Pour en savoir plus : Ne nous libérez pas, on s’en charge. Une histoire des féminismes de 1789 à nos jours, de Bibia Pavard, Florence Rochefort et Michelle Zancarini-Fournel, La Découverte, 510 pages.